Les lettres hébraïques, bien au-delà du b-a ba

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Publié le 7 février 2023

Extrait de La parole au coeur du corps, entretiens d’Annick de Souzenelle avec Jean Mouttapa (éd. Albin Michel, 1993), à télécharger au format pdf en cliquant ici.

Vous retrouverez par ailleurs en téléchargement ici un article autobiographique d’Emmanuel Lévyne.

 

Et c’est toujours avec votre époux que vous avez suivi l’enseignement de ce curieux personnage juif que fut Emmanuel Levyne ?

Oui. Un jour Geoffroy retrouva « par hasard » au fond d’un tiroir un numéro du journal Tsedek que cet homme faisait paraître. De lui personnellement nous ne savions rien, mais nous pouvions lire qu’il proposait des cours d’hébreu. Or, depuis longtemps je me disais que le judaïsme et la langue hébraïque ne pouvaient qu’être extrêmement importants pour le christianisme. L’Histoire sainte que l’on m’avait apprise était coupée de toute connaissance sérieuse, et même de tout contact avec le monde juif. Comme chrétienne, je me sentais privée de ces sources essentielles. Nous sommes donc allés rendre visite à cet homme, dans l’appartement très pauvre qu’il habitait en banlieue sud. Après quelques heures de dialogue, il en est arrivé à nous dire : « Voyez, je suis là avec des frères juifs qui croient connaître leur langue, mais qui en fait ne parlent pas hébreu. Avec vous, qui ne connaissez pas notre langue, je viens de parler hébreu. » Dès lors, nous avons suivi l’enseignement qu’il dispensait à quelques personnes, au fond d’un bistrot crasseux du quartier République. Et chaque semaine, j’avais vraiment l’impression que lui et le père Eugraph s’étaient donné le mot : ils parlaient le même langage, chacun dans son engagement propre.

 

Pourtant, il vous a fallu un jour prendre vos distances vis-à-vis d’Emmanuel Levyne. En quelles circonstances ?

Vous savez, cet homme découvrait des merveilles et était authentiquement porteur d’un enseignement traditionnel, mais comme il arrive souvent, il était loin de vivre au quotidien ce qu’il nous enseignait. Un ensemble de choses nous a donc déplu, et surtout, à partir d’un certain moment, sa dérive antisioniste. Il faisait partie de ces juifs – minoritaires mais il en existe – pour qui Israël n’est pas un lieu géographique extérieur, mais un espace qui est et doit impérativement rester intérieur. Nous étions de cet avis dans le principe de cette pensée. Mais ce devenir intérieur ne devait-il pas historiquement passer par l’expérience d’un Israël politique ? Qui peut prétendre connaître la Sagesse divine concernant les nations ? Il nous paraissait tout à fait faux de nous élever contre l’État d’Israël, encore moins de militer dans ce sens. Ce que lui fit. À la suite de la guerre des Six-Jours, il s’est donc fortement engagé politiquement, ce qui était parfaitement son droit, mais cela a eu de graves incidences sur son comportement qui est devenu très agressif. Son journal, remarquable à ses débuts et qui nous avait amenés à le rencontrer, est vite devenu un brûlot antisioniste. Nous nous sommes donc retirés de son entourage. Cela dit, même si je ne l’ai donc côtoyé que quelques courtes années, cet homme paradoxal m’a ouvert des portes et m’a donné des clés.

Jamais je ne me dirai qabbaliste, je n’en ai pas la prétention, mais j’ai acquis avec lui les structures fondamentales de la Qabbale dans l’approche du symbolisme des lettres. Il m’a aussi donné le goût de certaines lectures qui m’ont beaucoup enrichie, par exemple celles, essentielles, de Martin Buber ou de Nicolas Berdiaev. Depuis ce temps, hébreu et théologie n’ont plus fait qu’un pour moi, car j’ai le sentiment d’avoir été nourrie aux deux mamelles de la même mère : le judéo-christianisme.