Ce texte est extrait de l’introduction du livre d’Annick de Souzenelle La lettre chemin de vie (éd. Albin Michel, 1993). Vous pouvez le télécharger au format pdf en cliquant ici.
L’ouvrage que je présente ici est l’aboutissement d’une méditation et d’une expérience de vingt-cinq années. Ce n’est pas une œuvre d’érudition.
Je tiens seulement, avant de la présenter, à remercier ceux qui m’ont tracé le chemin sur la voie royale et libérante de notre tradition chrétienne dont nous ne retrouverons la pleine et authentique dimension qu’en nous souvenant de ses fondements judaïques.
J’exprime mon amour et ma reconnaissance à celui qui a été mon père dans la Foi, que Dieu a rappelé à Lui voici quinze ans : Monseigneur Jean de Saint-Denis, premier évêque de l’Église Catholique Orthodoxe de France, restaurateur dans notre pays de la tradition chrétienne des premiers siècles, et, dans mon cœur, de la foi vivante qu’une réduction moraliste occidentale avait désenchantée.
J’exprime mon amitié et ma reconnaissance à Emmanuel Lévyne qui m’a initiée, moi chrétienne, à la richesse de la mystique juive.
Pendant cinq années, j’ai bu aux deux mamelles – judaïsme et christianisme – le lait de l’unique Tradition que je ressentais comme ma mère, riche de ses deux pôles nourriciers qui se complètent, se confirment et se vérifient ; ils ne se sont que trop ignorés, alors que leurs épousailles me semblent conditionner le devenir de l’humanité.
Autour des années 1958-1960, mon mari et moi allions chaque dimanche après-midi nous enfermer dans un café douteux du quartier de la République, à Paris, pour contempler la pierre précieuse d’Israël qu’Emmanuel Lévyne tirait amoureusement de ses enveloppes conventionnelles.
S’il avait encore vécu, Berdiaeff – dont l’œuvre constituait la lecture de chevet d’Emmanuel – aurait partagé notre table comme Emmanuel Raïss et tant d’autres le firent.
Martin Buber qui, en Israël, publiait au même moment son message dont il ne savait pas à quel point il lui donnait une dimension chrétienne, était présent par ses écrits dont Emmanuel nous faisait la lecture. Ces dimanches-là, lorsque nous quittions le triste pavé de la République, l’air chantait déjà les prémices d’une résurrection…
L’évêque Jean de Saint-Denis, d’origine russe, partageait avec Emmanuel Lévyne l’enracinement dans le génie d’une même terre qui avait été celle d’exil depuis plusieurs générations pour l’un, celle d’une souche plusieurs fois centenaire pour l’autre. Ces deux hommes ne se connaissaient pas.
Lorsque nous arrivions aux cours de l’Institut Saint-Denys, qui scandaient le rythme de nos jours – comme ceux d’Emmanuel, celui de nos semaines – nous nous regardions bouleversés de recevoir des lèvres de notre maître la plénitude du message qu’Emmanuel Lévyne venait à peine de saisir des profondeurs de la langue hébraïque.
Ou bien, l’évêque Jean nous apportait alors à brassée embaumée la gerbe mûre d’un aspect de la révélation, que le dimanche suivant nous retrouvions fraîchement éclose du cœur hébreu !
La rencontre était exaltante.
Nos cœurs brûlaient ; mais ils étaient aussi broyés dans l’exigence d’accomplissement de son message, dans l’urgence d’actualisation des impératifs qui en découlaient.
Si, plus tard, nous nous séparions d’Emmanuel Lévyne dont les choix d’application de ces derniers divergèrent soudain radicalement des nôtres, nous ne pouvons oublier les heures lumineuses que nous lui devons.
Par contre, notre chemin dans la tradition chrétienne orthodoxe se poursuit, en même temps qu’il guide désormais ma recherche inlassable de communication avec la lettre hébraïque.
En elle palpite la naissance d’une vie qui soudain s’élève comme un ouragan dont la violence nous emporte. Le Verbe de Dieu est là qui, par la folie de la Croix, nous conduit à l’expérience tangible de la Résurrection.
S’il est une nourriture sacrée, après l’Eucharistie des mystères chrétiens, c’est bien la manducation de l’alphabet hébreu.
Annick de Souzenelle