Bertrand Vergely : faire de la vie une icône

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Publié le 3 novembre 2022

Pour Annick de Souzenelle

          On se demande souvent ce qu’est la réalité. On a du mal à la définir. Ce n’est pas étonnant. On croit qu’elle est une chose. On oublie qu’elle est une expérience.

Par expérience, il faut entendre ce qui se passe quand on vit de l’intérieur ce qui vit. En raison des trois éléments qui la composent, cette vie vécue qui va au-delà de la vie qui passe est toujours bouleversante.

         Le premier élément relève de l’être. Les philosophes utilisent ce terme pour désigner la réalité absolue qui fait être ce qui existe.

Derrière la réalité concrète ou existence, il y a ce qui fait exister cette réalité. Il s’agit d’une puissance inimaginable plus forte que tout. On ne peut rien contre cette puissance infinie. C’est la raison pour laquelle, elle s’appelle le destin. Réalité souvent vécue négativement alors qu’elle est totalement positive. On ne peut rien contre la vérité. Celle-ci finit toujours par triompher.

Quand on regarde le ciel la nuit et que l’on a la force de se tenir dans ce regard, on la sent. L’espace infini existe parce qu’une puissance infiniment infinie le fait exister en le développant. Le Tout visible qui nous enveloppe est produit par un Tout invisible qui le développe. Les philosophes l’appellent le Réel. Il produit la réalité.

L’être est et ne peut pas ne pas être, est-il révélé au jeune Parménide quand il est initié à la connaissance par la déesse de la vérité. Tout existe parce que l’existant infini ou Réel fait tout exister.

Nous sentons l’enveloppe invisible infinie qui enveloppe tout. Nous la sentons parce qu’elle enveloppe notre existence comme toute existence.

Nous savons que nous existons, que le monde existe, que l’existence existe. Nous savons et nous sentons qu’une réalité infiniment infinie nous enveloppe en enveloppant tout. Comme le dit Pascal, le cœur sait que la vie n’est pas un songe. Il sait que nous ne rêvons pas.

La réalité s’appelle l’être. Elle s’appelle aussi l’existence. Celle-ci s’exprime à travers la réalité concrète ici et maintenant. Cette réalité n’est nullement infinie. Au contraire. Elle est finie. Elle n’en dit pas moins quelque chose d’essentiel à travers le simple fait d’être là.

Quand on aime, on ne sait pas pourquoi on aime. On aime parce qu’on aime. L’amour est à lui-même sa propre raison. Quand on aime un être, il en va de même. On l’aime parce que c’est lui.

L’amour qui aime pour aimer, l’existence qui existe parce qu’elle existe, l’unique qui est unique parce qu’il est lui, toute cette gratuité définit l’existence. En apparence tout donne l’impression d’une dispersion dépourvue de sens, jetée là par hasard. En réalité, tout dit la même chose : le jaillissement originel.

Immensité de l’être qui enveloppe tout. Humilité de l’existence jetée là, ici, maintenant. Tout n’est pas dit cependant. Il manque ce troisième terme qu’est leur rencontre. Elle s’appelle le fulgurant. Les philosophes l’appellent le phénomène. Ce terme veut dire la manifestation. Il va toutefois plus loin en désignant l’apparition.

Il y a des moments où l’être parle à travers l’existence.  C’est ce que veut dire le Logos, la Parole au sens fort, le Verbe.

Tandis que l’être révèle l’existence, l’existence  révèle l’être. Quand cette rencontre s’opère, le temps est transfiguré. Il était chronos qui dévore. Il devient kaïros qui révèle. Occasion. Divine occasion, écrit Aristote. Vladimir Jankélévitch parle de « la fée occasion ».

La divine opportunité. On parle de chance ou bien encore de miracle. Le temps de mort, chronos,  peut être retourné et devenir vie. Miracle ! La vie peut être une chance. Elle peut être l’occasion du divin.

Pour parler du Christ, Jean parle du Verbe fait chair. Le Verbe fait chair est fulguration à travers le Verbe qui révèle la chair tandis que la chair révèle le Verbe. Coïncidence inouïe de l’invisible et du visible. Coïncidence des contraires. Héraclite l’appelle la foudre. Elle est le père de toutes choses, dit-il. Le christianisme l’appelle la croix. Tout vient du fulgurant en qui tout se croise et tout se rencontre.

Dans une icône qui fait se rencontrer la lumière divine et le visage, la lumière divine dit le visage tandis que le visage dit la lumière divine. Quand cette rencontre a lieu, les contraires coïncident. En coïncidant, ils décrivent une croix qui embrasse tout, le visage et la lumière, la lumière et le visage.

Quand Annick de Souzenelle dit que le temps importe peu, l’intensité étant ce qui compte, il s’agit d’une icône de la pensée. L’intensité est comme le visage baigné de lumière de l’icône. Elle fait se rencontrer la vie concrète avec le plus que vivant, le plus que vivant se faisant vie tandis que la vie devient plus que vivante.

Pour l’ignorance qui ne vit pas, la vie est tout. Pour la connaissance qui vit, la vie n’est rien par rapport à la vie qui vit. La vie est triste quand on ignore la vie qui vit et qui fait vivre. Elle donne l’impression d’aller vers la mort. Une joie infinie fait irruption dans l’existence quand la vie qui fait vivre se dévoile.

Nous sommes beaucoup trop extérieurs dans la vie banale et passive. Nous ne vivons pas assez de l’intérieur dans la vie qui vit et qui fait vivre.

Dieu, la Bible et les Évangiles sont incompréhensibles tant qu’on les lit avec des yeux extérieurs. Annick de Souzenelle aura montré toute sa vie ce que lire de l’intérieur veut dire.

La Nature est une grande vie intérieure et la vie intérieure est la Nature même, enseigne Bergson. À la fin du Phèdre de Platon, Socrate prie le dieu Pan. Qu’il lui soit donné par les dieux de toujours voir l’extérieur avec les yeux de l’intérieur.

S’ouvrir à la rencontre de l’extérieur et de l’intérieur. Ouvrir le plan des apparitions fulgurantes. Éveiller ainsi le Vivant infini en nous. La prière de Socrate, l’enseignement de Bergson, celui d’Annick de Souzenelle, expriment un même élan, un même souffle pour dire la plus haute vie qui soit : celle qui fait de la vie une icône en passant de la vie banale à l’icône de la vie.

Bertrand Vergely